En ce début juillet 1923, un couple de riches Américains de la Côte Est, les Murphy, a décidé de façon totalement incongrue de passer l’été en famille sur la Côte d’Azur, et de profiter du chaud soleil de la Méditerranée. Personne n’a jamais pensé à le faire avant eux, les plages sont désertes en été et personne n’aurait l’idée non plus de profiter de la chaleur de la Côte pour se baigner dans la mer. Dès la fin du printemps, après le Carnaval de Nice, toute la bonne société de la Riviera émigre comme tous les ans vers les fraiches plages de la Manche. Pourtant, avec beaucoup d’audace, Gerald et Sara Murphy ont persuadé le propriétaire de l’Hôtel du Cap à Antibes, de rester ouvert pendant l’été pour la première fois.
Le début d’une destinée incroyable racontée par la Griotte, avec en toile de fond des fêtes somptueuses de stars comme Picasso, Ernest Hemingway ou Francis Scott Fitzgerald, alors que le festival de Cannes 2013 s’apprête à ouvrir ses portes sur le film Gatsby le Magnifique, du même Fitzgerald.
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« Ils seraient morts plutôt que d’y être vus en été »
Gerald et Sara Murphy débarquent donc avec enfants et nourrice dans ce grand hôtel désert et ne savent pas qu’ils lancent une mode promise à un bel avenir. Ils embauchent un jardinier, entretiennent leur potager et deux vaches pour le lait des enfants.
Ils tiennent table ouverte pour leurs amis, souvent célèbres ou en passe de le devenir de toutes façons, comme Picasso, Cocteau, Stravinsky, Fernand Léger, et leurs compatriotes : Ernest Hemingway, Dorothy Parker et surtout Francis Scott et Zelda Fitzgerald.
L’écrivain américain, John Dos Passos est l’un deux. Dans un livre intitulé La Belle Vie, il écrit :
Les Français et les Britanniques cossus qui fréquentaient la Riviera en hiver seraient morts plutôt que d’y être vus en été. L’endroit leur paraissait trop chaud, mais à nous, Américains, la température nous semblait parfaite, les bains délicieux, et Antibes était le petit port provincial vierge que nous avions rêvé de découvrir. Le culte du soleil commençait à peine.»
Fitzgerald se servira des Murphy pour créer les héros de son roman Tendre est la nuit, publié en 1934, et dont la dédicace donne le ton de l’époque : «Pour Gérald et Sara, tant de fêtes…».
Le roman commence d’ailleurs sur la description d’un palace, qui évoque l’Hôtel du Cap :
C’est à mi-chemin de Marseille et de la frontière italienne, un grand hôtel au crépi rose qui se dresse orgueilleusement sur les bords charmants de la Riviera. (…) Un petit clan de gens élégants et célèbres l’ont choisi récemment pour y passer l’été.
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Il faut dire que les Murphy connaissent bien la France et ses artistes. Ils ont quitté l’Amérique dès 1921 avec leur petite cuillère dorée dans la bouche et se sont installés à Paris, alors le centre du monde. Gerald, qui veut devenir peintre, est même l’élève de Fernand Léger. Avec sa femme ils participent à la rénovation des décors des ballets russes de Diaghilev qui viennent de brûler. À Antibes, ils dépensent leur argent comme ils le font toujours, avec générosité et profusion, et ne font que continuer leur vie de fêtes avec leurs amis.
Ils sont tous les deux riches, il est beau, elle est resplendissante. Ils ont trois enfants merveilleux. Ils s’aiment, et aiment la compagnie. Et ils ont ce don de rendre la vie délicieusement agréable pour ceux qui ont la chance d’être leurs amis.» raconte l’un d’eux, l’auteur américain Donald Ogden Stewart.
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Durant l’été 1922, un ancien condisciple de Gerald à l’université de Yale, Cole Porter, le compositeur de jazz, les avait déjà invités à Antibes au Château de la Garoupe qu’il avait loué. Il est sans doute l’un des premiers véritables estivants, revenant, quelques années après la Grande Guerre, là où jeune soldat il avait été cantonné.
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Quittant la glaciale Houlgate, les Murphy avaient déjà expérimenté grâce à cette invitation le plaisir de nager dans une mer chaude avant de s’allonger de longues heures au soleil, comme le faisait alors une jeune styliste à la mode nommée Coco Chanel, au grand dam des autochtones antibois.
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Gerald le magnifique
En 1924, ravis de leur première expérience estivale, ils achètent au cap d’Antibes un chalet qu’ils rénovent et baptisent Villa America. Fitzgerald l’appellera Villa Diana dans son roman. Ils y organisent de gigantesques fêtes et des compétitions de costumes de bain sur la plage de la Garoupe. Picasso, dit-on, gardera sur lui jusqu’à la fin de sa vie, une photo où il figure, coiffé d’un haut-de-forme, au bras de Sara en turban blanc.
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Ces vacances idéales sont rythmées par la recherche du plaisir. Chaque matin, Gerald peint dans son atelier, puis se rend à la plage avec sa famille et ses amis.
Dans les eaux calmes et bleues comme du cristal, plus salées que le sel, on nageait jusqu’à l’entrée de la crique et l’on revenait. Puis Gerald produisait du sherry frappé et Sara concoctait d’extraordinaires amuse-gueules. Saturés de sel et de soleil, à pied ou en voiture, nous retournions en troupe déjeuner sur la terrasse qui dominait les fleurs et les légumes derrière la villa», raconte Dos Passos, pour qui «c’était une vie merveilleuse».
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En 1925, les Murphy s’installent de manière quasi permanente à la Villa America, ne gardant à Paris qu’un pied-à-terre. L’été, les amis continuent à défiler.
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En 1926, Ernest Hemingway y vient avec femme, bébé et… maîtresse (il épousera cette jeune rédactrice de Vogue l’année suivante). Man Ray y réalise la même année de magnifiques portraits des enfants Murphy, dont une photo d’Honoria, vêtue du même costume d’arlequin que porte le petit Pablito dans le célèbre tableau de Picasso. Le maître espagnol dessine d’ailleurs fréquemment Sara Murphy sur la plage, en maillot de bain… ou habillée d’un collier de perles.
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Scott et Zelda Fitzgerald passent plusieurs étés auprès des Murphy, confirmant à chaque fois leur réputation sulfureuse. Elle avale des tonnes de somnifères obligeant ses hôtes à la faire marcher toute la nuit pour l’empêcher de dormir, adore plonger du haut des rochers au retour de soirées très arrosées, et n’hésite pas, un soir, à se jeter dans le vide par-dessus la balustrade du célèbre restaurant de la Colombe d’or, à Saint-Paul-de-Vence, quand son mari manifeste trop d’intérêt pour la danseuse Isadora Duncan.
Son alcoolique de mari n’est pas en reste. Un soir, il brise des verres de Venise dans le jardin des Murphy. Une autre fois, avec Zelda cette fois, et totalement ivres tous les deux, ils rampent dans le potager avant de jeter des fruits pourris sur les invités des Murphy.
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La fin d’une époque
La vie de fêtes et de réjouissances continue jusqu’en 1929 sous le chaud soleil de la Côte d’Azur. Personne ne peut prévoir l’arrivée des gros nuages noirs qui vont s’abattre sur la famille Murphy et sur le monde entier. Le plus jeune des enfants, Patrick, tombe malade de la tuberculose. Alors qu’ils quittent la Côte avec leur fils pour un sanatorium en Suisse, la Bourse de Wall Street s’effondre. Une époque s’achève.
Sara et Gerald Murphy reviendront encore deux étés à Antibes mais rien n’est plus comme avant. L’été sur la Côte est désormais à la mode. Le Grand Hôtel du Cap est devenu un palace de luxe, avec un club de natation, l’Eden Roc, qui accueille tout l’été les stars du cinéma américain. La plage de la Garoupe a perdu son charme sauvage en même temps que des cabines de bain ont été installées.
En 1934, les Murphy quittent définitivement la France pour l’Amérique. La crise a affecté leurs finances et Gerald doit retravailler dans l’entreprise familiale menacée de faillite. Leur fils, Baoth, meurt le premier, à 16 ans, d’une méningite foudroyante l’année suivante. Le petit Patrick disparait lui aussi en 1937 au même âge.
Francis Scott Fitzgerald a 44 ans quand il meurt, en 1940, d’une crise cardiaque. Huit ans plus tard, Zelda disparaît à son tour à 48 ans dans l’incendie de sa clinique. Ernest Hemingway se suicide à 62 ans, en 1961. Gerald meurt en 1964, à 76 ans, et Sara s’éteint en 1975, à 92 ans, deux ans après Picasso.
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La Villa America a été vendue en 1950 pour 27 000 dollars. Achetée d’abord par un industriel suisse, elle est ensuite acquise par Tissot, le fabricant de montres qui la détruit pour en construire une autre sans un regard pour son passé prestigieux, avant de la céder à des Russes.
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Le Château de la Garoupe où Cole Porter accueillit pour la première fois les Murphy, a été, lui aussi, la propriété d’un Russe : l’homme d’affaires peu recommandable Boris Berezovsky, blanchisseur d’argent très sale, ami de Boris Eltsine et de Roman Abramovitch, le patron du club de foot de Chelsea. Ce même Berezovsky qui vient de se « suicider » mystérieusement à Londres en mars dernier.
2013 à Cannes
Le film Gatsby le Magnifique, tiré du chef-d’oeuvre éponyme de Francis Scott Fitzgerald, fera l’ouverture du prochain festival de Cannes, le 15 mai. Réalisé par Baz Luhrmann, il bénéficie d’un casting de choc : Leonardo DiCaprio, Carey Mulligan et Tobey Maguire.
L’histoire, racontée par un voisin devenu son ami, tourne autour du personnage de Gatsby, jeune millionnaire charmant au passé trouble qui vit luxueusement dans une villa toujours pleine d’invités dans les années 20 …
Comment ne pas y voir l’ombre argentée et festives des Murphy, même si l’intrigue se passe à New York ?